Le soleil du cycliste
Stéphane est venu me chercher à
la maison pour aller à l’entraînement de handball. Ce soir-là, presque un an
après sa blessure, il allait y participer. Je veux dire qu’il allait diriger
l’entraînement et jouer en même temps. Depuis mon inscription dans ce club, je
n’ai pas eu l’occasion de revenir sur le terrain à ses côtés. Il a été en
rééducation pendant tout ce temps. Je ne l’ai eu que comme entraîneur et
finalement mes craintes n’étaient pas justifiés. On peut entendre les conseils
d’un ami, parfois même ses reproches, dans le cadre du sport. J’ai parfois
souri quand il nous demandait de faire des exercices d’endurance ou de
physique, sachant pertinemment qu’en tant que joueur, il aurait détesté se trouver
à notre place.
Je suis tellement peu investi dans cette
saison que je joue au hand plus pour m’entretenir que pour être compétitif. Je
n’ai pas été assez présent au sein de cette équipe pour espérer leur apporter
quelque chose. Malgré tout, c’était une année sympathique et de tous les clubs
que j’ai pu intégrer, celui-ci est de loin le plus intéressant, sur tous les
plans. Je comprends que Stéphane s’y soit attaché.
A la fin de l’entraînement,
Stéphane avait mal partout et a pris le temps de s’étirer. J’ai préféré me
doucher et sortir l’attendre. Il était avec A. et comme ils aiment refaire le
monde, cela a pris du temps. Lorsqu’ils sont sortis, j’avais déjà dit au-revoir
à toute l’équipe et le gardien n’attendait plus qu’eux. Bien sûr, A. a proposé
de boire une petite bière de l’amitié avant de se quitter. Je n’avais pas ma
voiture, je dépendais de Stéphane pour rentrer alors j’ai été obligé de les accompagner pour boire une
bière moi aussi… Ils ont fumé plusieurs clopes, ont refait le monde à nouveau
(celui de la douche ne leur plaisait pas tant que ça). Stéphane m’a dit le
fameux, « j’en fume encore une et on y va…, ça te va ? » Comment
refuser ? Les parkings de gymnase, on ne fait pas mieux. Nous avons
souhaité une bonne nuit à A. et nous sommes partis. Au bout de deux kilomètres,
nous sommes tombés sur un accident au cœur d’un rond point. Une voiture était
arrêtée devant le cédez le passage avec ses feux de détresse. Un homme
téléphonait, tournant sa tête aux quatre coins, comme s’il cherchait quelqu’un
qu’il ne trouvait pas. Une autre voiture avec ses warning était elle au milieu
du rond point. De là où nous étions nous ne pouvions voir qu’un vélo au sol.
Stéphane a arrêté la voiture et m’a dit : « Tu crois que quelqu’un a
son brevet de secourisme là-bas ? » C’était une question qui
n’attendait pas de réponse.
Il a détaché sa voiture et est sorti. A travers la
pare brise, je l’ai vu s’approcher de l’accident. Certaines voitures qui
s’engageaient dans le rond-point forçaient le passage. Stéphane s’est
agenouillé. Je ne voyais pas la personne qui se tenait au sol, je ne savais pas
dans quel était elle était mais je pouvais deviner au visage de Stéphane que ce
n’était pas une scène atroce. J’ai essayé de sortir à mon tour mais il y avait
la sécurité du côté passager et je n’ai pas réussi à la désactiver. J’ai vu
alors Stéphane tenir un mec par les aisselles et le soutenir pour l’allonger
sur le trottoir. Un autre mec a déplacé le vélo contre une barrière, laissant
le passage aux voitures qui attendaient. Je me disais que si le cycliste
pouvait bouger, ça ne devait pas être si grave, mais en même temps, dans ce
cas, ne vaudrait-il pas mieux ne pas bouger la victime ? Stéphane est
revenu en courant vers la voiture. « C’est un cycliste qui s’est fait
percuter par une voiture. Il a fait un soleil le pote. Il est pas bien,
bien. Il y a un gars qui a appelé les pompiers, ils arrivent » Il démarre
et va se garer un peu mieux. « L’important, c’est d’éviter le
sur-accident ». Je l’écoute et je me dis qu’il y avait des gens qui sont
mieux préparés que d’autres, qui connaissent les termes, qui savent comment
agir et réagir en toutes circonstances. Alors que je sors cette fois-ci moi
aussi de la voiture, je me demandais si, dans la même situation, voyant qu’il y
avait déjà des gens auprès du blessé, je n’aurais pas passé mon chemin, évitant
de passer pour un curieux de plus. Que pouvais-je apporter ? Quelles
étaient mes compétences dans ce cas concret ? Alors que j’évoquais cette
hypothèse à Stéphane, il m’a répondu que ça ne coûtait rien de s’arrêter, de
vérifier que les pompiers ont bien été appelés, que le mec est bien en position
latérale de sécurité, de baliser la route et encore une fois d’éviter le
sur-accident. J’avais l’impression de suivre une formation accélérée.
J’ai vu le mec par terre. Il
essayait de bouger mais deux autres gars qui s’étaient arrêtés en même temps
que nous se tenaient à ses côtés et lui demandaient de ne pas bouger. Il était
grand et maigre, avait des cheveux gris, mi longs. Il portait un collier autour
du cou qui tenait sa casquette. Autour de ses mains, il avait des gants. Je
suis resté un long moment à fixer ses doigts et particulièrement ses index qu’il
avait très courts, comme s’ils avaient été coupés à la moitié. Je regardais la voiture, l’était du vélo avec
seulement la roue avant un peu voilée et le conducteur, qui arpentait le mètre
carré dans lequel il se tenait, en jetant des regards anxieux sur le cycliste.
Stéphane lui a demandé comment s’est passé l’accident. Le vélo était caché
derrière une voiture et quand elle a tourné, il s’est engagé dans le rond-point
sans voir le cycliste. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que le blessé
n’avait pas de casque, ni aucun habit fluo sur lui et encore moins une lampe
sur son vélo. Stéphane lui a conseillé de garer sa voiture ailleurs mais le conducteur
n’y tenait pas.
Nous avons attendu les pompiers. Ils ont garé leur camion et
sont descendu tous les trois, chacun sachant parfaitement quoi faire. L’un a
balisé la route avec des cônes orange et blanc, l’autre s’est occupé du blessé
et le dernier assistait pour le matériel et pour tenir sa tête droite, en
attendant de lui installer une minerve.
Le cycliste parlait et pouvait répondre aux questions. Le pompier l’a
palpé partout pour être sûr de ne rater aucune blessure, il a même vérifié
qu’il n’y avait aucune trace de sang sur ses gants après avoir passé ses mains
dans son dos. Lorsque Stéphane a été sûr que les pompiers avaient les choses en
mains et qu’ils n’auraient pas besoin de nous, nous sommes partis. Nous avons
reparlé du fait de s’arrêter ou pas dans ce genre de situation. Il m’a parlé
d’une femme qui s’était arrêtée lors de son récent accident sur l’autoroute et
qui avait attendu que tout soit bien pris en charge pour les laisser et rentrer
chez elle. J’ai compris qu’il était encore marqué par son expérience et que
cette scène avait peut-être fait remonter des choses…